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“La Comtesse”: Erzsébet Báthory par Julie Delpy
Dans son dernier film, Julie Delpy s’attaque au mythe sanglant d’Erzsébet Báthory, aussi connue sous les doux sobriquets de « Comtesse Dracula », « Comtesse Sanglante » ou « Dame sanglante de Csejte ». Avant de parler du film, un petit rappel s’impose.
Le contexte historique
Erzsébet Báthory (1560-1614), issue de l’une des familles les plus puissantes de Hongrie, fut accusée d’avoir commis des crimes parmi les plus odieux que l’histoire ait connus. Il est dit que pour rester jeune, Erzsébet se servait du sang de jeunes filles vierges, se baignant dedans ou se l’appliquant sur la peau pour la faire rajeunir. Lorsque ses méfaits durent découverts, la Comtesse fut condamnée à être enfermée et murée dans une seule et même pièce de son château, recevant eau et nourriture par une petite ouverture. Elle y mourut au bout de quatre ans.
Ceci dit, force est de constater que les accusations portées contre la Comtesse Báthory ont été relativisées par les historiens, car elles proviennent de rumeurs et de témoignages obtenus sous la torture lors du procès. Ainsi, des paysans et des domestiques du château la présentèrent sous un jour effrayant, allant jusqu’à dire qu’elle se nourrissait même de ses victimes. De même le nombre de jeunes filles tuées varie-t-il considérablement selon les versions : d’une trentaine, il passe tantôt à 650, nombre qui aurait été consigné par la Comtesse elle-même dans un journal. À cela s’ajoute également la relation que celle-ci aurait entretenue avec une certaine Anna Darvulia, « sorcière » de son état, qui l’aurait poussée dans ses instincts sadiques et meurtriers. Cependant, on ne sait presque rien de Darvulia, si ce n’est qu’elle avait disparu lors du procès. Morte ou enfuie, il a été impossible d’établir avec certitude son rôle dans l’affaire, tout comme il a été impossible de déterminer la nature de la relation qui la liait à Báthory.
L’approche de Julie Delpy
Beaucoup de zones d’ombre subsistent encore aujourd’hui sur cette période trouble de l’histoire. C’est d’ailleurs autour de cela que Julie Delpy a choisi de construire son film, présentant un personnage fort, une femme de pouvoir que sa position obligeait à montrer un caractère fort et dur que rien ne pouvait ébranler. Rien, sauf peut-être les émotions et les sentiments. En définitive, la Comtesse incarnée par Delpy reste un personnage profondément humain et profondément féminin dans un monde dirigé par des hommes, qu’ils soient ceux qui règnent et décident de l’avenir d’un pays ou ceux qui dictent les principes religieux. Dès les premières minutes, on constate toute l’ironie avec laquelle sont traités les personnages masculins, ce qui renforce le parti pris de la réalisatrice : Nadasky, le mari d’Erzsébet, est une brute épaisse peu séduisante ne se réjouissant qu’au sommet d’une pile de cadavres (il était en effet réputé pour être un guerrier d’une cruauté exceptionnelle) ; le prêtre lors de la scène du dîner est explicitement comparé à une femme par la Comtesse qui lui dit avoir les mêmes intérêts que lui (bijoux et belles toilettes) ; le cousin Thurzo, vaniteux et ne supportant pas d’être éconduit par une femme, s’arrange pour tisser sa vengeance ; le roi est quant à lui un petit personnage sans envergure à côté de Báthory, qui au contraire adopte des poses nobles et s’impose face à lui.
Le film oscille constamment entre légende et « réalité » historique, en grande partie grâce au narrateur. Ainsi, l’amant de qui elle a été séparé de force raconte l’histoire en fonction de ce qu’on lui a dit sur sa maîtresse. Dès lors, le spectateur fait un va-et-vient incessant entre la « vérité » et ce qu’on a voulu faire de Báthory. L’histoire a voulu la commémorer comme une femme sanguinaire d’une extrême cruauté, une femme ayant perdu la raison. Pourtant, avec ce film, on est plutôt loin de cette image macabre, puisqu’on comprend qu’elle aurait été victime d’un complot pour l’éloigner des sphères du pouvoir. Privé de son grand amour que son cousin aurait tenu loin d’elle, elle aurait été conduite à penser que celui-ci l’avait quittée à cause d’une grande différence d’âge, et elle aurait été obsédée par l’idée de retrouver sa jeunesse passée. Selon le film, sa folie aurait été encouragée et entretenue par les auteurs du complot, et Darvulia aurait tenté de la dissuader et de lui montrer que le sang n’avait aucun effet sur sa peau. Celle-ci se trouve réhabilitée, elle que l’on a présenté comme un véritable démon ! Delpy la montre au contraire comme quelqu’un de dévoué et de sincèrement attachée à Erzsébet.
Selon Delpy, Erzsébet aurait bel et bien été victime d’un complot visant à l’éloigner du pouvoir. Deux mondes semblent s’opposer dans le récit qu’elle fait de l’histoire de la Comtesse. On a d’un côté un complot manigancé exclusivement par des hommes, et de l’autre une vie au château d’Erzsébet ou seules des femmes évoluent (Erzsébet, les servantes, Darvulia). Le seul domestique masculin d’Erzsébet ne peut parler et est donc incapable de manipuler qui que ce soit, contrairement à ceux qui tentent de l’influencer en lui fournissant tous les éléments qui causeront sa perte.
Afin de faire ressortir l’absurdité de certaines accusations qui ont été retenues contre Erzsébet, on évoque avant de l’emmurer des témoignages selon lesquels elle aurait été vue « s’accouplant avec le Diable », « se nourrissant de ses victimes » et autres allégations farfelues. Vu leur caractère exagéré, le spectateur doute de la culpabilité du personnage principal malgré les crimes qu’il a vus, ce qui accentue le fait que le récit effectué par le narrateur soit fondé sur des rumeurs. Au final, on la croit plus innocente que coupable, et on en garde l’image d’une femme dérangeante car trop proche du pouvoir, trop puissante. Comme on le sait, il était très facile à l’époque d’accuser quelqu’un de sorcellerie, et le personnage d’Erzsébet s’y prêtait à merveille : une veuve qui ne s’est pas remariée, vivant seule dans un château et menant des troupes armées d’une main de fer, il n’en fallait pas plus !
Delpy a réalisé là un très beau film, tant sur le plan de la reconstitution historique fantasmée que sur le plan humain, montrant un autre visage d’une femme en proie à ses sentiments et à des leurres. Cependant, ceux qui s’attendent à voir des flots de sang et des scènes de torture esthétisées peuvent passer leur chemin : rien de tout cela dans « La Comtesse » ! La violence n’est pas du tout présentée de manière esthétique, sans pour autant qu’il y ait des litres de sang déversés. Le tout reste sobre à tous les niveaux, et c’est tant mieux.
Dommage que ce film ait tendance à disparaître assez vite des salles de cinéma, car il est à mon avis bien meilleur que certains qui s’y attardent bien plus longuement !
(© Morrigann Moonshadow, le 16 mai 2010. Reproduction partielle ou totale strictement interdite.)